Les Sentinelles de la Nation

Conférence donnée à Angers le 03/12/2018 au profit des psychologues des régions SDIS Loire et Bretagne

Dr Gérard Chaput

(Récit d’une expérience menée par l’auteur Gérard Chaput conseiller médical d’Ad Augusta, Th. Janier et J. Allard-Meus d’Ad Augusta. M. Pech étant Skipper).

 

Si je devais aborder devant vous l’approche thérapeutique du traumatisme psychique, je serais contraint de vous parler de ce que vous connaissez déjà c’est-à-dire que le traumatisme psychique agit non pas sur une idée de l’être mais sur l’être même, un être concret. L’effraction traumatique se manifeste à la manière d’une bombe à fragmentation en détruisant les liens du sujet avec lui-même (puisqu’il ne se reconnait plus – je ne suis plus comme avant) mais aussi les liens du sujet avec son environnement (le monde est dangereux et je dois me méfier de l’autre).

L’approche thérapeutique de la restauration des liens intimes du sujet est bien codifiée aujourd’hui et elle est très régulièrement abordée par les thérapeutes. Nous voulons citer ici les thérapies systématisées dites a-subjectives (EMDR, Hypnose, écriture…) et les thérapies dites à caractère subjectif comme la psychanalyse.

Le parcours des individus traumatisés dans leur quête du retour à l’altérité est beaucoup moins exploré. Leur cheminement vers la communauté des vivants reste à établir et à approfondir même si de nombreux travaux de recherche sont menés aujourd’hui .

L’irruption imprévue de deux blessés psychiques au sein d’un équipage (chargé de convoyer un voilier de Toulon à Brest) a bousculé notre vision du blessé psy en avril 2013. La surprise et l’expérience inédite nous a fait percevoir toute l’importance des environnements naturels de ces sujets. Pour eux, c’est un dur labeur que ce retour à l’altérité.

Bousculant notre savoir, les blessés hospitalisés plusieurs mois par an depuis de nombreuses années, nous ont indiqué un possible chemin vers une restauration possible des liens avec la communauté des vivants.

De fortes résistances se sont imposées à l’équipage chargé de convoyer un voilier de Toulon jusqu’à Brest (environ 2000 nautiques). Les avis techniques et surtout médicaux s’imposaient. Les doutes incessants, les envahissements permanents d’idéations suicidaires ont levé les blocages et fait monter en eux un impérieux besoin de réagir. Face à cet environnement mortifère, ils n’avaient d’autres choix, d’autres alternatives que de réagir. La décision était difficile pour les soignants mais pour eux elle manifestait un besoin impérieux. Agir en mobilisant ses maigres forces ou mourir après avoir accompagné plusieurs camarades à leurs dernières demeures. Ce qu’ils présentaient n’était en fait que la manifestation d’un vrai désir inconscient : sortir des routines infernales et incessantes des allers-retours entre domicile et hôpital.

Devenir équipiers à bord apparaissait soudain comme une alternative à leur morne existence, c’était comme un espace de liberté inconnu. Ils pensaient ainsi redonner un sens nouveau à leur vie. L’expérience méritait d’être tentée ! Elle le fût après de grandes interrogations et de nombreuses réflexions, toutes précautions médicales prises.

 

Toutefois ces équipiers n’étaient pas au bout de leurs surprises. Comment pouvaient-ils imaginer, qu’en embarquant sur un voilier, la mer puis l’océan amorceraient en eux une profonde transformation, un déblocage de la temporalité. L’expérience maritime du Kairos, de l’Ici et Maintenant a d’abord permis l’abandon des retours compulsifs au passé, ensuite l’obligation d’une réinscription dans le réel du présent et la réinvention d’une capacité de vie. L’expérience intime leur a surtout permis d’intégrer que le danger s’éloignait chaque jour davantage. Au terme de l’expérience, la menace était loin derrière eux.

Je voudrais témoigner dans ce texte de cette belle expérience et à partir de cette formidable aventure sur la mer, établir avec vous ces quelques réflexions qui ont changé mes comportements thérapeutiques.

Lors du grand prix de l’Ecole Navale, l’amiral, commandant l’Ecole Navale à Lanvéoc, m’a posé la question du « pourquoi la mer » pour un blessé psychique ? C’était la question d’un béotien mais je n’avais rien préparé. La surprise m’a donc fait balbutier ces quelques explications de la métamorphose possible des sujets blessés psychiques et j’ai joué avec le mot MER, ce mot si important pour ces blessés.

La déclinaison de la mer lui a d’abord été exposée en quatre étapes .

  1. La mer est d’abord perçue comme le lieu de toute vie, comme la source de vie, saisie comme une des images de la mère.
  2. La mer-mère se veut aussi enseignante. Il convient de la suivre, de l’accompagner, de la domestiquer mais toujours de l’accommoder
  3. En jouant sur les mots, la mer peut aussi s’écrire ou s’entendre comme l’amer. Ce dernier est un point remarquable que bien des marins connaissent soit pour se repérer soit pour entrer en toute sécurité au port.
  4. Enfin la phonétique perçoit la mer comme l’amer autrement dit comme cette saveur si dure, si acide, si fielleuse que connaissent tant et tant de blessés. Mais une amertume bien accommodée devient rapidement une saveur plus agréable voire recherchée. Ces mots lancés au vol, j’ai pu les dire, inconsciemment peut-être devant les caméras de télévision mais ils avaient une connotation psychanalytique sous-jacente évidente.

 

Permettez-moi donc d’analyser chacun de ces divers aspects de la mer.

 

La mer est d’abord lieu de vie, source de toute vie

Il y a trois milliards et demi d’années, les premières traces de vie sont apparues sur terredans les mers chaudes d’abord en vie maritime pour sortir ensuite de l’eau et envahir la terre tout entière. Depuis, elle s’inscrit en chacun d’entre nous comme une source de vie qui entre en résonnance avec tout notre être. Il est dur de faire penser à un blessé psychique que le lâcher prise aide à donner du sens, que l’abandon d’un environnement marqué par l’omniprésence de la mort peut l’aider à rejoindre un milieu naturel qui soit source de toute vie. Ces patients sont, sans cesse et sans qu’ils ne puissent réellement choisir, tiraillés entre les idéations suicidaires qui les incitent à fuir le monde et le besoin vital mais inaccompli de rejoindre la communauté. Chaque sujet recherche instinctivement, à retrouver l’équilibre entre Éros et Thanatos. Ce qui est instinctif pour un valide, la mer peut le faire pour accompagner le blessé. A coup sûr, elle sait être le catalyseur des pulsions de vie sur les pulsions de mort et manifester leurs primauté.

Cette expérience de la mer, en présence des blessés, semble nous avoir confortés sur le bien-fondé de ces hypothèses de travail.

En cours de navigation, ces hommes traumatisés furent surpris de constater l’intensité incroyable de la vie en mer.[i] Depuis leur poste de quart (le plus souvent le jour), scrutant l’écume des vagues et ressentant sur leurs visages les embruns, ils redécouvraient la perception sensorielle. Ils ne pouvaient jouir de rien tant leur souffrance était grande et voilà qu’ils appréhendaient les gouttelettes d’eau sur leurs visage. Oh ! Comme elles étaient agréables ces gouttes si longtemps attendues et finalement même plus, espérées. C’était pour eux le début d’un réinvestissement de soi, d’une ré habitation de soi celle d’une corporéité dont ils s’étaient sentis si souvent absents. Quelle expérience d’appréciation de la réalité de l’instant présent !

La nuit, profitant des moments où les vents chassent les nuages, la vie se faisait plus intense par la contemplation. Observer « Hic et Nunc » la voûte étoilée, identifier des astres ou des constellations sur la mer s’avère dans ces conditions de la première importance. En effet, l’obscurité profonde est souvent vécue comme mortifère. L’absence même de lumière génère des angoisses effrayantes. C’étaient leurs cas sur terre. Mais sur mer, malgré l’expérience traumatique, malgré la noirceur d’une nuit imposée, ils commençaient enfin à percevoir ces quelques lucioles posées au firmament. Retrouver la lumière apaise l’être profond. Les otages ayant les yeux bandés en sont tous les premiers témoins. Alors, pour celui qui ne sait d’où il vient, d’où il est ni même qui il est, une lumière retrouvée par l’étoile (sidus) permet d’amorcer un questionnement. Perdre l’étoile (de-sidus absence d’étoile autrement dit le désir) puis retrouver l’étoile c’est commencer à se repérer dans le monde puis amorcer peu à peu la reconstruction du désir. L’étymologie du vrai désir de l’homme est inscrite dans la perte de l’étoile et de sa lumière. Cette force puissante (le vrai désir) est ce qui arrache le cœur de l’homme pour le mener vers ce qu’il cherche intensément, vers la lumière qui nourrit et non vers les faux besoins ou les vulgaires et petits besoins. C’est cela le vrai désir, celui qui manque tant, à tous ceux et celles qui ont cru un jour perdre le réel lumineux de leurs vies. Seul ce vrai désir, selon Spinoza, réinitie ses deux occurrences majeures que sont la volonté et le courage. C’est cela qu’attendent nos blessés mais personne ne le donne ou si peu.

 

En fait, la nuit n’est jamais réellement sombre en mer. La vie foisonne en son sein et quelquefois elle vient éclairer l’environnement immédiat. Ainsi, de temps à autre, des dauphins accompagnaient le bateau faisant étinceler des noctiluques[ii]. Ces traces de lumières dans la mer réjouissaient intensément les blessés. Tous les sens des marins sont éveillés par la force et la plénitude de l’environnement. L’équipage n’y est pas toujours très sensible mais les blessés psychiques le sont car ils le perçoivent avec cette acuité toute particulière. Pour eux, mais n’ont-ils pas la vérité, seule l’expérience de la sensation est vivante. Comme le disait André Gide « Toute connaissance que n’a pas précédé une sensation m’est inutile »[iii].

 

Surmonter le traumatisme, quel qu’il soit, suppose aussi de réapprendre à cultiver la conscience sensorielle. Réapprendre et/ou retrouver le lien entre perception sensorielle et accueil émotionnel suppose une vraie conscience de sa corporéité telle que l’envisage la philosophe Simone Weil. Le corps n’a rien oublié de l’expérience. Le blessé en état contemplatif doit affronter ce moi qui l’a tant effrayé mais pour s’en sortir, il lui faut accepter de réapprendre à entrer en contact. Désormais, il a un moyen naturel capable, s’il l’accepte, d’apaiser sa souffrance.

 

Lors d’une navigation, par un simple mouvement des yeux, un des blessés apprendra à se positionner entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. Nous serons édifiés par son constat simple : « Je pensais ne pas avoir ma place dans cette société, mais en voguant sur la mer au rythme du voilier, je perçois l’immensité du monde et je prends maintenant conscience qu’il y a sans aucun doute une place pour moi sur cette planète ».

Le calme de la nuit, la lumière rassurante des étoiles comme le scintillement des noctiluques semblaient les aider à s’ouvrir. Dans ce grand calme ambiant, tel ou tel skipper accueillant les invitait, selon leurs volontés, à s’exprimer sur leurs pensées suicidaires, sur leurs conduites destructrices. Dans ce grand calme, il tentait à tour de rôle de comprendre leurs détresses sans jamais porter de jugement.

Cette empathie, cette écoute accueillante a ainsi permis de stimuler le cortex frontal de ces blessés. Des lobes frontaux qui soient bien portants sont essentiels pour l’harmonie de la relation à autrui. En retrouvant une capacité de perception de son environnement, en réalisant une analyse critique de sa pensée, en apprenant à ressentir un large panel émotionnel, le sujet sain apprend et rééquilibre cerveau émotionnel et cerveau rationnel, amygdales cérébrales et cortex pré frontal. C’est cela que ces blessés ont appris, jour après jour en devenant plus loquaces, plus présents à un autre et enfin plus vivants dans la relation à autrui et tout cela dans le Hic et Nunc.

 

Ainsi, l’univers marin regorge de vie comme le prouve la plongée sous-marine. C’est tout l’inverse de l’environnement quotidien d’un traumatisé psychique au sein duquel les impulsions vitales sont le plus souvent absentes ! Retrouver le mouvement de la mer est déjà pour lui une preuve de vie qu’il perçoit lorsque les vagues bahutent le voilier, lorsque l’écume nait et s’efface de la surface de l’eau. Autant de questions qui viennent percuter les blessés.

 

Le vent, les courants marins modifient sans cesse le mouvement d’un navire. Le roulis à bord et les changements de rythme commandent au marin d’identifier des appuis fiables afin de conserver une relative stabilité. S’extraire des introspections traumatiques pour chercher des appuis solides et sécurisants étaient parfois les seuls choix qu’avaient les sujets embarqués. Au cours de leurs thérapies, la désensibilisation du passé a tellement accompagné que cette expérience, que dis-je cette quête urgente des blessés dans la recherche d’appuis solides au sol les a ramenés complètement à l’instant présent. Il leur était urgent de retrouver la stabilité pour retrouver la vitalité.

 

La contemplation du foisonnement de la vie en mer, la perception du réel immédiat, l’obligation de prendre des appuis stables et fiables permettaient de faire comprendre à ces sujets qu’ils n’étaient pas exclus du monde mais qu’ils étaient dans le monde, qu’ils étaient du monde. Naviguer pour eux, c’était se mettre au diapason du mouvement, c’était entrer à nouveau en vibration harmonique avec la Vie. Ils ne leur restaient plus qu’à réapprendre à cheminer avec elle, à construire un sens nouveau de la vie à chaque jour, à chaque heure, à chaque instant.

 

Non seulement la mer est source de vie, mais elle est aussi éducatrice et vecteur de (re)construction

De tous temps, la mer a façonné des générations de marins. Elle l’a toujours fait par l’expérience de la navigation. A chaque reprise, elle a établi une relation authentique avec l’homme leur offrant les conditions favorables pour forger un caractère si souvent en perte de repères au début. Elle l’a fait telle une mère qui nourrit, qui éduque et qui accompagne son enfant dans sa construction identitaire.

A ces hommes gravement atteints, prendre la mer pour s’éloigner du rivage et naviguer au large, une voie de « résilience et de reconstruction de l’Être » a pu peut-être s’ouvrir. Il leur fallait pour cela l’opportunité de s’approprier ce milieu, d’être placés dans des conditions acceptables. L’amélioration des perceptions extérieures, l’apprentissage de la durée (de ce temps long), la capacité à vivre le présent et en éprouver des émotions positives ont fait naître l’« en-vie ». Ce n’était qu’un simple stade contemplatif au début, une pieuse intention progressivement métamorphosée en un stade contempl-actif dans lequel l’envie d’agir se fait de plus en plus forte (mais encore sans véritable action) avant de se transformer en un puissant désir de vivre et, par-là, de vérité et de volonté d’action.

Au cours de la navigation, l’un des blessés dira : « il faut que je me repose, car je sais que dans une heure mon coéquipier sera fatigué. Il faudra que je puisse le remplacer à la barre ». Cette attitude fut d’abord le signe d’une attention extérieure à soi prenant en compte l’état de l’autre et de ses possibilités. Rapidement elle fût comme l’évidence d’une amorce de sa reconstruction, de sa volonté d’interaction. La dynamique de l’environnement maritime et son exploration a dévoilé l’ouverture d’un chemin de résilience. Le blessé pouvait enfin commencer à s’extraire des focus cognitifs de la souffrance pour penser l’autre.

Lors d’une toute première expérience, celle d’un novice, les blessés ont appris à bord que tourner « la barre » ne suffisait pas pour que le voilier vire aussitôt de bord. Il fallait composer avec la mer. Elle a juste eu besoin d’un temps de latence nécessaire pour que le voilier vire à bâbord ou à tribord. Le plus souvent, le traumatisé psy n’accepte dans son quotidien que les chemins qui lui semblent directs, ses chemins droits ceux d’antan qu’il connaît et qui le rassurent. Mais tout cela s’est métamorphosé avec l’horrible expérience. Les chemins droits d’hier sont désormais des tracés sinueux. Ainsi donc, ce sont leurs capacités d’adaptation qui seront mises à l’épreuve. La mer décide et on s’ajuste comme souvent dans la vie ordinaire. La vague peut être une alliée comme une ennemie et il convient de s’adapter à elle, de faire avec elle, de la contourner pour gagner.

Ces découvertes furent perturbantes au début de la navigation mais très rapidement, ils la maitrisèrent en apprenant d’elle. Etablir un parallèle avec le réel de la vie ordinaire fut simple et ils le comprirent rapidement.

 

L’image que ces blessés avaient d’eux-mêmes s’était fortement dégradée depuis de nombreuses années. Cette dégradation de l’image de soi les avait incités à dissimuler leurs traits sous une barbe fournie. Ainsi, ne parvenant même plus à se regarder dans un miroir, ils n’acceptaient plus le regard d’autrui.

Pourtant, la traversée en avait décidé autrement. En accord avec eux, de courts passages filmés de la vie de l’équipage à bord furent réalisés. Chacun à son aise pouvait les visionner sur l’écran de l’ordinateur mis à sa disposition. Tandis que les vidéos tournaient en boucle sur l’ordinateur du bord, il faudra plusieurs jours pour que les blessés consentent enfin à poser un regard d’abord furtif sur ces images. Puis, ce seront ensuite les séquences présentant les autres équipiers et non eux-mêmes. Ce n’est qu’au bout d’une semaine de navigation, qu’ils finiront par accepter de saisir leur propre reflet dans les scènes filmées, et cela bien avant de se reconnaître.

L’un des blessés informe alors l’équipage d’un rêve survenu la nuit précédente. Dans ce rêve, il se revoyait sans barbe (on comprendra qu’il se revoyait en fait sans ce masque supposé protecteur de la barbe). En retrouvant son visage, il faisait l’expérience de Levinas, il acceptait par là même son humanité. !

Ayant alors accepté de poser son regard sur lui-même, il manifestera quelques jours plus tard le souhait de se raser. Cette décision symbolique fut pour lui la première acceptation du regard de l’autre. Au terme de la traversée, il parviendra ainsi à restaurer (au moins partiellement) une certaine « estime de soi » et pour finir à reprendre le chemin vers la « confiance en soi ».

C’est avec l’expérience de la navigation que ces blessés ont repris progressivement goût à la vie. Faire l’expérience de la lumière permet la transformation de la relation à l’autre. Vivre, c’est accepter de cheminer soi-même et avec autrui, sous son propre regard et celui de l’autre. Comment ne pas penser au « gnôthi seauton» du Temple d’Apollon à Delphes. La lumière est vaine quand elle éclaire sans transformer disait Gustave Thibon[iv]

 

Sur la Mer, accepter d’avoir et de prendre un amer

Naviguer c’est tracer une trajectoire vers l’avant. Il convient de prendre la mer avec un point de départ bien identifié et un point d’arrivée très souvent souhaité. Les trajectoires droites sont exceptionnelles en mer. Des facteurs externes tels que la houle, les récifs, les courants, ou encore le vent imposent sans cesse au marin de savoir s’adapter pour maintenir le bon cap et finalement suivre la bonne route.

Pour une navigation en toute sécurité, l’importance des amers s’est rapidement imposée. En pleine mer, le marin s’oriente au moyen d’outils de navigation, mais aussi grâce à la position du soleil pendant le jour. La nuit, au large et en absence de grande lumière, ce sont les étoiles qui guident son chemin. A proximité du rivage, là où le danger s’accroît, ce sont les phares et les balises lumineuses qui lui permettent de s’orienter. En bordure de rivages, le navigateur se positionne aussi grâce à des « amers », ces points caractéristiques du littoral.

 

A l’image de la trajectoire d’un bateau, un homme doit, au cours de sa vie, gérer toute une succession d’événements. Cela nécessite de définir et d’entretenir l’itinéraire de vie par des points de repère temporels et spatiaux. La houle, les courants et le vent, transposés à la vie d’un homme constituent le contexte des événements de sa vie. Ils sont faits de contraintes et d’opportunités que chacun doit savoir identifier dans la construction de son projet de vie.

La trajectoire de vie d’un blessé psychique est le plus souvent perturbée. Elle inscrit très souvent une perte de repères que nous qualifierons de perte des « amers de vie ». L’accident traumatique a plongé le sujet blessé dans le chaos et la noirceur, dans un véritable état d’entropie majeure où sont absents tous les repères. Souvent les patients nous décrivent le quotidien de leur vie comme un véritable champ de ruines. Une vie où tout est plongé dans les ténèbres et au sein de laquelle tout est à reconstruire. Tout devient effort insurmontable.

Nul homme ne peut accepter de vivre dans la noirceur, dans les ténèbres, dans des sources d’angoisses mortifères. C’est bien le cas du blessé psychique le plus souvent figé dans l’effroi de l’Aïon[v]. Le thérapeute doit le conduire de ce chaos initial de l’effraction traumatique à cette aurore de la résilience en lui indiquant et/ou en l’accompagnant sur des chemins sécures. (On lira avec intérêt le dernier chapitre du livre « ’Electre » de Giraudoux). L’aurore est le moment privilégié pour retrouver des repères, le moment favorable pour retrouver ou rectifier l’orientation après l’obscurité de la nuit. Il a alors besoin d’un tuteur de résilience, d’un homme qui sache l’aider à se construire (à se reconstruire), qui l’aide à trouver et à nommer un amer de vie. En l’aidant, le tuteur de résilience lui apprend à réinitier le véritable désir celui qui est puissance mobilisatrice. C’est le rôle du tuteur de résilience mais aussi du thérapeute souhaité.

Un matin, un des blessés devenu un co-équipier fit une remarque surprenante : « cette nuit j’ai supprimé dans mon téléphone portable toutes les photos de mes combats en Afghanistan et je les ai remplacées par d’autres ». A notre grande surprise, elles n’étaient pas d’Afghanistan mais des photos d’aventure associées à des images de Tabarly. Il expliqua qu’il considérerait désormais cet homme comme son modèle, son coach (son tuteur de résilience) et nous a demandé s’il existait des formations pour devenir navigateur professionnel. Enfin s’exprimait une volonté forte de prendre de nouveaux repères, un nouveau cap pour sa vie.

 

Aider le blessé, sera par exemple de créer des amers symboliques tous construits de la même manière. Ils lui permettront la sortie des angoisses mortifères, l’identification plus aisée des possibles et l’ouverture d’une voie possible de résilience.

En mer, pour s’orienter, la prudence[vi] s’impose à cause des pollutions lumineuses secondaires. Comme dans la vie ordinaire, il convient d’apprendre à ne pas se laisser emporter par des objectifs secondaires, des passions sans lendemain et des angoisses sans issues. Se concentrer sur l’essentiel, voilà qui permet d’arriver à bon port, à un nouveau projet de vie.

Le milieu maritime est un milieu très favorable à la reconstruction d’un sujet. Les réflexes (postures) et les méthodes utilisés sont assez facilement transposables à leur handicap traumatique.

 

La mer versus l’amer comme saveur à contrôler

Dans les suites d’un traumatisme psychique, la saveur de la vie d’un blessé change, en particulier lorsque cette blessure, qualifiée à tort d’«invisible», n’est ni perçue ni comprise par l’entourage familial et encore moins professionnel. Une question se pose alors . La mer saurait-elle constituer un recours contre cette saveur si désagréable que nous nommons l’amer – tume ? Nous le croyons vraiment tant les ingrédients à ajouter sont simples.

Au fil des jours, le blessé n’ayant plus accès à lui-même ne se reconnaît plus. Il exprime alors le besoin d’identifier une cause, un responsable à la dégradation de son état de santé. Malgré une quête de reconnaissance souvent maladroite de ses pairs, il se retrouve généralement plongé dans un profond sentiment de solitude. C’est alors qu’il ressent un véritable océan d’amertume à l’égard de l’institution, de la société. Cette amertume finit très vite par envahir et empoisonner son quotidien. Nous avions bien, à de multiples reprises, perçu cette amertume envers leur hiérarchie . Ils ne comprenaient pas mais surtout ils n’acceptaient pas l’incompréhension de leur mal-être par les proches et par les camarades et cela pourrissait leurs vies.

Dans l’océan Atlantique, à plus de 200 nautiques des côtes françaises, à bord d’un voilier devenu quasi immobile faute de vent et de carburant depuis deux jours, les blessés désespéraient de rentrer. Ils ne pensaient pas pouvoir rejoindre le port de destination dans les délais estimés.

Contre toute attente, alors que l’équipage n’avait croisé aucun bateau depuis près d’une semaine, un navire de la Marine nationale est venu à la rencontre du voilier. Ayant eu connaissance par les réseaux sociaux de la présence de ces blessés de guerre dans sa zone de travail, le commandant avait pris la décision de se détourner de sa route initiale et de venir rapidement à leur contact. Il voulait les féliciter pour leur épopée et leur proposer un éventuel ravitaillement du voilier en carburant. C’était un geste très simple, mais l’impact fut impressionnant. Le ravitaillement aura eu pour effet de gagner deux jours de navigation pour arriver à temps.

 

À la suite de cette rencontre apparemment impromptue, mais néanmoins prévisible pour qui connaît la fraternité des gens de mer, un des blessés, ému aux larmes, dira en regardant cet aviso s’éloigner : « cela fait des années que je vis dans un fort sentiment de solitude et d’incompréhension. Il faut que je sois à 400 kilomètres des côtes pour que des frères d’armes viennent à ma rencontre pour me manifester de la considération ».

L’équipage du voilier considéra ces propos comme un message d’espoir. Cela signifiait que l’amertume, obstacle à leur reconstruction, pouvait être adoucie par les témoignages fraternels et empathiques d’un environnement jusqu’alors incriminé.

L’amertume fortement atténuée a permis aux blessés de se réconcilier avec leur propre élan vital. Nul ne peut reprendre un combat s’il n’a d’abord repris le goût de la vie. Il n’est pas suffisant de vouloir guérir, de chercher à se calmer, d’apaiser sa douleur comme le dit fort justement Cynthia Fleury, il faut aussi dépasser la peine, la colère, le deuil, le renoncement et de façon plus pertinente, le ressentiment. Cette amertume peut avoir notre peau alors même que nous pourrions découvrir son goût subtil et libérateur.

Conclusion

C’est un besoin pour des blessés d’identifier des espaces de liberté. C’est isolés au nez du bateau, les pieds dans l’eau, que les blessés ont créé les conditions propices d’une métabolisation de leurs vécus. Posant leurs regards sur la surface de l’eau qui défile, ils ont réappris, visage au vent, le plaisir de vivre dans l’instant, en éprouvant à nouveau des émotions positives.

L’introspection, au cœur d’un environnement bienveillant a renouvelé une capacité d’écoute de soi (d’écoute au sens de auscultare et non de in tendere), l’écoute de sa voix intérieure. Dès lors, le besoin de partager a pu émerger plus facilement et la vie à bord devenir non seulement altérité mais aussi communauté[vii]. Dans ces conditions, il leur est à nouveau possible de s‘ajuster aux coéquipiers.

La verbalisation des échanges avec l’équipage au sein d’un milieu préservé les a amenés à mettre des mots précis sur leurs maux, d’analyser leurs ressentis douloureux, leurs doutes et leurs questionnements sur leurs environnements habituels. Ainsi, peu à peu s’est amorcé en vérité, pour eux, un processus de reconstruction.

 

Je vous remercie de votre attention.

 

 

  1. [i] Lors des moments de baignades ils pouvaient constater avec leurs masques l’intensité de vie sous l’eau. Le parallèle avec leur intime était aisé à établir
  2. [ii] Le flux et le reflux sur le rivage fait aussi scintiller ces noctiluques
  3. [iii] André Gide – Les Nourritures Terrestres, NRF, Gallimard
  4. [iv] Gustave Thibon, Ils sculptent en nous le silence, Ed. François-Xavier de Guibert, 2003
  5. [v] L’Aïon est cette troisième temporalité du monde grec marquée par l’extase. Pour un sujet normal, cette extase est fugace et n’est pas l’état ordinaire du sujet. Mais pour un blessé psychique, la reviviscence le replonge très régulièrement dans cette temporalité pathologique qui n’est pas l’ordinaire de l’homme. Seul Dieu, s’il existe est toujours dans l’Aïon.
  6. [vi] Une de quatre vertus cardinales qu’on reliera avec intérêt. La prudence suppose l’action pour être une vertu et non l’inverse.
  7. [vii] Au sens étymologique Co Munus dette commune