Les Sentinelles de la Nation

Docteur G. Chaput

« Soldat, à quoi t’attendais-tu en partant au combat ? »

La simple évocation de la mort surprend et déconcerte souvent le soldat ! Ce thème devenu désormais bien difficile à entendre, le renvoie à sa propre fragilité d’homme d’aujourd’hui, celle du militaire au combat venu d’abord pour servir malgré une dure et solide formation professionnelle. Quelles sont donc les raisons qui le conduisent à être aujourd’hui davantage impactés qu’hier !

Les dures conditions de nos militaires dans les tranchées de 14 – 18, les terribles réalités de l’occupation nazie, le lot d’horreurs des guerres extrêmes orientales et d’Algérie ont formé les guerriers de naguère. Ceux-ci semblaient en apparence plus solides, cependant un grand nombre d’entre-eux s’interdisaient consciemment ou non la parole.

Le fatalisme et la capacité à s’abandonner au destin ont forgé les générations d’antan. Certes, elles ont connu la dureté des combats menés par les soldats, mais elles apparaissaient plus résistantes. Elles donnaient l’impression d’avoir la capacité de faire face à l’horreur. En cela, elles différaient dans le temps les chocs post-traumatiques ou les déniaient purement et simplement.

Nous savons depuis Platon qu’il n’est jamais bon de penser que « c’était mieux avant », néanmoins le libéralisme ambiant, par son « court-termisme » systémique, a sapé puis affadi bien des volontés. Les anciennes générations rendent hommage à leurs enfants morts au combat, et connaissent le prix des blessures ou des mutilations. La conscription conduisait le « peuple en armes » à consentir à « l’impôt du sang » avec douleur bien sûr, mais avec une relative résignation. Après tout, le métier des armes était la seconde profession de tout citoyen de sexe masculin. Depuis la professionnalisation des forces, nombre de civils regardent la mort des militaires de carrière comme un risque du métier, un accident du travail en quelque sorte.

La génération actuelle est bercée, fort heureusement, d’insouciance ambiante. Depuis plus de 70 ans, la guerre a disparu de notre horizon et l’homme ne sait plus vraiment ce qu’elle est et d’abord une horreur ! Combien de nos concitoyens ont-ils une idée du « prix du sang versé, du poids des sacrifices consentis par nos camarades militaires pour la défense des intérêts de notre pays, pour la paix de notre Patrie »[1]? Le plus souvent, ils ne regardent que les quelques images du pont Alexandre III au journal télévisé lorsqu’un soldat mort pour la Patrie va être honoré comme héros de la Nation dans la cour d’honneur des Invalides. Nos concitoyens ne connaissent plus parce qu’ils n’apprennent plus ces vers de Victor Hugo

« Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie

Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie.

Entre les plus beaux noms leur nom est le plus beau. »

Au quotidien, notre société occidentale se nourrit de la facilité, des diktats devenus quasi universels de l’immédiateté et de la performance, mais aussi et surtout de l’aspiration à la jouissance. Désormais, le « tout et tout de suite » est devenu l’une des revendications habituelles exprimant une forme d’intolérance à la frustration.

De plus, l’hédonisme détourné de son but propre par cette volonté de jouir à tout prix et le consumérisme matérialisée par la publicité nous éloignent peu à peu des réalités du monde en nous incitant à une quête de l’avoir aux dépends de l’Être. La science moderne, sous couvert de « bien-être », nous incite à mots couverts, pourtant bien réels, à ce diktat du jeunisme et à ses corolaires. Le détournement des progrès de la science a induit le narcissisme ambiant et l’individualisme outrancier. Ces dérives, peu à peu, ont fini par infuser par capillarité, du monde civil au monde du soldat, ne serait-ce que par les effets du marketing. Malgré son statut particulier, le soldat n’en est pas moins homme.

Les petits bonheurs achetés au quotidien, le plus souvent avec les « vulgaires et petits plaisirs » dont nous parle Tocqueville, ont très rapidement fait oublier les horreurs de la guerre, y compris à ce jeune soldat qui vient en milieu militaire chercher l’orgueil des armes, la joie de servir et l’aventure. Cet orgueil, le général de Gaulle l’a si bien décrit face aux Saint-Cyriens.

Il est aujourd’hui consternant d’entendre tel ou tel de nos soldats avouer avoir oublié que la guerre tuait[2]. N’était-il pas plus consternant encore que le maréchal Foch en son temps ait été obligé de rappeler à la caste militaire : « le feu tue ! ».

Si la société militaire ne sait plus correctement former ses enfants, il est tout aussi regrettable de constater que la société civile actuelle ne sait plus préparer ses enfants à assurer sa sécurité, à former ses jeunes à devenir des soldats, à leur faire prendre ce risque de tuer en son nom, ou parfois aussi d’être tué. La Nation a choisi en son sein des enfants pour les former à assurer sa sécurité. Elle a su les teindre en kaki, parfois en bleu, parfois en rouge… Elle les a formés à tel métier ou à tel autre. Une fois instruits, elle les a envoyés en mission. A leur retour, ils retrouvent une vie ordinaire, qu’ils jugent souvent banales. La société civile ne sait plus faire rimer le mot ordinaire avec le mot ordonné qui précise le sens de la vie (direction, signification, saveur). C’est cela qu’attendent nos soldats. Que fait-elle, lorsqu’à leurs retours de conflits, ils reviennent fracassés ? Si avec l’expérience, elle a appris à les soigner et éventuellement à les indemniser, que fait-elle pour les ramener au sein de la communauté, pour les accompagner dans leur reconstruction ? Ceux qui ont perdu la vie, auront-ils droit aux honneurs réguliers ? Leurs proches, leurs camarades, leurs chefs sont-ils suffisamment accompagnés dans leur deuil ?

Entrer dans le métier des armes, ne consiste pas seulement à une simple construction identitaire, il impose de se structurer pour se préparer aux conditions difficiles pour s’y confronter « avec l’âme tout entière ». Cet engagement plénier (de tout son être) suppose de faire le don ultime de sa vie, d’aller jusqu’au sacrifice suprême. Il se réalise avec une réelle acceptation de la transcendance, bien comprise en convoquant pour cela l’autorité (au sens d’Auctoritas qui élève c’est-à-dire nourrit et fait grandir vers le haut et non de potestas qui écrase). Seule, cette acceptation de la transcendance est l’assurance d’un engagement plénier. Certaines unités l’ont bien compris, comme les Marines (Etats-Unis d’Amérique), dont le Code de conduite précise dans son article I : « Je suis un Américain, combattant dans les forces qui protègent mon pays et notre mode de vie. Je suis prêt à donner ma vie pour leur défense ».

 

Malgré tous les efforts accomplis à ce jour, le soldat d’aujourd’hui nous semble encore insuffisamment préparé. Aujourd’hui comme hier, sous l’armure d’un combattant, un cœur bat. Malgré toutes les protections, son âme vit. Elle est souvent nourrie de l’inquiétude d’un homme décidé à mettre sa vie au service de « la mère patrie » (et ce n’est pas le moindre des engagements !). Engager ainsi tout son être, ne sera jamais un acte anodin, surtout lorsque ce soldat oriente toutes ses vertus vers le bien commun .

Une vision déformée de l’homme prépare encore la jeune recrue, le militaire. La dichotomie ambiante corps-esprit a rejeté au loin l’anthropologie classique d’origine plus ancienne et pourtant plus moderne que jamais. Citons par exemple les travaux de Michel Fromaget ou de Jean Guilhem Xerri qui l’ont fait ressurgir. Ils ont pu montrer que l’homme d’aujourd’hui en est réduit à son faire, à sa rentabilité sociale. On attend de lui du résultat parce que la rentabilité humaine est devenue l’unité universelle de mesure. L’anthropologie classique, issue du monde biblique, indo-européen et du monde gréco-romain, décrit trois piliers fondamentaux qui donnent un sens complet de l’être humain: corps-esprit-âme (ou en grec : sarx (σάρξ), soma (σῶμα), psychè (Ψυχη)). Aucune de ces parties (corps-esprit-âme) ne se peut séparer l’une de l’autre – sauf précisément dans la mort. Mais c’est justement cette âme qui est le plus souvent négligée voire laissée en jachère, non seulement par le soldat lui-même, mais aussi par l’institution qu’il sert. Le questionnement métaphysique[3]reste suspect dans une société contemporaine marquée par la rationalisation du monde. L’absence de conviction constitue bien souvent une injonction paradoxale puissante : la société exige des militaires combattifs, inventifs et astucieux dans le combat mais limite leurs pensées et leurs questionnements à leur seule sphère privée.

C’est dans son intima, dans le plus intime[4] de l’Être, que naît le doute de celui qui, cherchant à assurer dès les débuts la victoire, peine au moment d’y risquer sa vie. Cette confrontation immédiate avec son état mortel, fracasse le mythe de l’immortalité qui l’avait jusqu’alors protégé. Il en prend conscience, dans la fulgurance, au moment même où il doit accomplir sa mission de soldat.

La présence de ce doute a fait naître dans les états-majors l’idée d’une augmentation des performances du soldat par la technologie. Il fallait remédier à cet abandon de « l’intima », source de difficultés et cause de profonds questionnements. Cette illusion technologique n’a pu que séduire une génération tentée par le divertissement pascalien, alors que son investissement dans le milieu militaire sous-entend une solidité à toute épreuve.

Toutes les armées modernes se dotent aujourd’hui de solides programmes d’augmentation des performances humaines qui placent la performance physique au cœur même des dispositifs. Si l’entretien des corps est un sujet aisé à traiter en milieu militaire, la généralisation du culte de la performance est un piège psychologique majeur dans lequel certains sont tombés en déshumanisant le soldat en l’affublant du sobriquet de « pax », « d’effectif » ou encore d’« opérateur » ? Il sera bien difficile de voir en ce soldat un être humain tant son rôle semble le réduire à n’être plus qu’un technicien de la guerre[5]. Comment ne pas penser à ce poème d’Aragon « Tu n’en reviendras pas ».

Magnifique et lumineuse démonstration de l’instrumentalisation de l’être, on ne densifie pas si on ne respecte pas et si on n’est pas respecté !

Le philosophe Fabrice Hadjadj démontre que l’homme augmenté n’est que le rêve compensatoire de l’homme diminué[6] ! Fort de cette affirmation, nous déplorerons que le sujet métaphysique soit quasiment absent aujourd’hui des réflexions individuelles et collectives dans le monde de la défense. Il est crucial qu’il y retrouve sa place, dans un monde hanté par la souffrance et la mort.

La Nation envoie loin de chez eux ses propres enfants afin d’assurer sa sécurité sur son sol. « La moindre goutte de sang versé par un seul mort au combat, par un militaire blessé, devrait faire réagir notre Nation entière comme un appel au sursaut, à la dignité, à la solidarité, à la compassion. Qu’il soit un, qu’ils soient mille, c’est le même noble engagement au service de leurs compatriotes qui les a conduits au sacrifice ultime »[7].

Parce que la vie est difficile pour tous, parce qu’elle est combat pour chacun de nous et parce que nos enfants devront faire face aux dures réalités des affrontements, ils devront penser, mieux se heurter à ces questionnements afin de mettre des mots sur l’horreur qu’ils pressentent et se protéger de l’indicible. « On pense comme on se heurte » disait l’épistémologue Bachelard en citant le poète Valery. Penser la mort, c’est d’abord penser la vie. C’est accepter de vivre, de vivre en plénitude, de consentir à ne pas être «tout puissant ».

Parce que les problèmes d’aujourd’hui sont les mêmes que ceux d’hier, parce qu’ils convoquent notre génération à trouver les meilleures solutions, citons pour finir ce magnifique texte qui renvoie l’homme d’hier comme celui d’aujourd’hui à ses véritables aspirations. Antoine de St Exupéry, agnostique et grand soldat, écrivit la veille de sa mort cette dernière et belle lettre au général « X ».

« Mon Général : « Aujourd’hui, je suis profondément triste – et en profondeur. Je suis triste pour ma génération qui est vide de toute substance humaine. Qui, n’ayant connu que le bar, les mathématiques et les Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd’hui dans une action strictement grégaire qui n’a plus aucune couleur. On ne sait pas le remarquer … Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif[8].

Ah ! Mon Général, il n’y a qu’un problème, un seul par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles. Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien ».

 

St Exupéry Lettre au général X                                      

Écrite à La Marsa, près de Tunis, le 30 juillet 1944,

la veille de sa disparition

Parue dans Le Figaro Littéraire, n°103, 10 avril 1948

Recueillie dans Un sens à la vie, Gallimard. 1956

 

[1] Abbé Christian VENARD : « Les soldats morts au Mali ne sont pas des victimes, mais des héros »

[2] Interview Dr Gérard Chaput par CNEWS – Mis à jour le 13/02/2015 à 09 :40 Publié le 13/02/2015

[3] Métaphysique étant pris ici au sens philosophique du terme c’est-à-dire comme non accessible à l’expérience.

[4] L’intime, c’est cette part irréductible du sujet qui ne se voit pas si le sujet ne consent pas à son dévoilement. C’est pourrait-on dire le refuge le plus profond de son être caractérisé par sa vérité révélatrice. C’est ce lieu qui se qualifie autant par sa singularité que par son authenticité. Le mot « intime » vient du latin intimus, le plus intérieur, qui s’oppose à extimus, le plus extérieur.

[5] Approches du Dr N. Zeller, SSA, modérateur au congrès de l’Ecole militaire sur l’augmentation du soldat

[6] Exposé de Fabrice Hadjadj au 30 rue de Candolle, 1205 Genève, le samedi 14 novembre 2015

[7] Père Christian Venard, ibid.

[8] Livre de Jérémie « ils se sont creusé des citernes, des citernes fissurées qui ne retiennent pas l’eau ».