Les Sentinelles de la Nation

La mythique « DEATH VALLEY » ou Vallée de la mort a servi de cadre à cette aventure. Ce lieu désertique compte parmi les plus inhospitaliers de la planète. Il règne dans ce territoire une chaleur accablante qui n’invite personne à le traverser de part. Sous des températures extrêmes, on y croise une faune dangereuse d’une grande variété, ainsi qu’une nature hostile et escarpée. Rien n’est aménagé dans cette vaste étendue, il n’existe pas d’infrastructure humaine élaborée.

Septembre 2019 marque le début de l’aventure. Vincent va pourtant l’affronter. Il va avancer pendant 309 km, sous une chaleur accablante et entreprendre ce long trajet avec des camarades, des frères d’armes mais surtout en fauteuil roulant ! Il ne le fera certainement pas par forfanterie car depuis près de 17 ans, le fauteuil roulant est le mode de locomotion habituel de notre héros.

Pour le commun des mortels, soyons réalistes, ce projet est totalement déraisonnable ! Dans quel cerveau humain, un tel projet a-t-il pu germer ? Celui d’un aventurier en quête d’exploit à médiatiser ? Celui d’un explorateur de l’extrême ? Celui d’un adepte de sensations fortes ? Ou pire encore, celui d’un toxicomane du risque ?

Rien de cela ! Ce fêlé de l’aventure est un ancien militaire de la BSPP très grièvement blessé en service en 2001. Vincent DORIVAL est désormais un « paraplégique haut ».

Pour quelles raisons cet homme a-t-il relevé cet inconcevable défi ? Nous ne connaissons rien de lui ou si peu. Qui peut réaliser l’interminable souffrance qu’il a traversée ? On ne se représente pas facilement les très longues nuits du coma, les laborieuses périodes de réveil et de rééducation où le moindre millimètre de progrès se paye en heures d’efforts. On imagine mal ce qu’il faut d’énergie pour se relever d’innombrables opérations.

On le connait mal car cet homme est discret sur ses épreuves. Il parle peu de ses efforts, alors c’est dans son passé et son désir violent de faire résilience qu’il faudra chercher les réponses à la question posée.

On les trouvera d’abord en amont, dans sa longue préparation pour traverser et enchaîner de nombreux espaces désertiques sous des chaleurs torrides. Ce sera le cas du désert du Grand BARA à Djibouti ou encore du désert du Néguev en Israël, car Vincent est un habitué des exploits sportifs.

Ensuite, les rencontres qu’il va provoquer pendant ces longues années après l’accident, celles des médecins ou des soutiens, vont façonner instinctivement un désir de résilience. Mais la rencontre avec le Colonel Lotfi Barbet sera décisive. D’entretiens en entretiens, son projet va progressivement se transformer en défi : la traversée de la DEATH VALLEY dans son grand axe oblique, du Nord-Ouest au Sud-Est, géographiquement de la ville de BISHOP à la ville de BAKER en Californie.

Avait-il consciemment décidé un tel trajet ? Un tel cheminement peut paraître surprenant voire étonnant. En effet, l’axe est orienté de l’Occident (Occidens) vers l’Orient, (Oriens) vers le soleil levant. Il aurait pu faire l’inverse. Peut-être faut-il (re) lire ce livre « Pretium doloris[1] » de la psychanalyste Cinthya Fleury lorsqu’elle place le traumatisme à l’occident (dont la racine étymologique vient du latin Occidens c’est-à-dire tomber). Peut-être faut-il nous rappeler de sa préface écrite par Sylvain Tesson. Dans son livre « Les chemins Noirs »[2], il rapporte une aventure quasi similaire. Il quitte le pied du Mercantour (Est) pour remonter jusqu’en Normandie en marchant souvent dans la solitude, loin de toute civilisation. Seulement, après la lecture, la rumination puis l’écriture de la préface de « Pretium doloris », il avait déjà fait résilience. Pour Vincent, la résilience était à parfaire.

Son coma post traumatique, les longues semaines puis les mois l’avait environné de noirceur, le faisant tomber dans une forme de tohu-bohu. Si Vincent veut faire résilience, s’il a choisi de cheminer vers un ailleurs plutôt que de se complaire dans les environnements mortifères, c’est qu’il doit impérativement faire le chemin de la nuit à l’aurore, c’est-à-dire de l’occident (Bishop à l’Ouest) vers l’Orient (Baker à l’Est) autrement dit de l’Occidens à l’Oriens. Ce parcours sera certainement différent de tous les autres. Cette fois-ci, il le voudra inconsciemment pèlerin en se dirigeant vers l’aurore, vers cette lumière qui émerge, vers le lieu de toutes les promesses et de tous les possibles. Avec cette aventure, pour lui comme pour ses frères d’armes, « l’accident sera l’obligation que dis-je l’occasion unique de rebâtir les choses »[3].

Oui. Avec cet impensable défi, Vincent veut faire résilience, mais il la veut résilience partagée. Il la veut aussi dédiée à tous ceux qui lui ont permis de se relever, afin de ne pas les oublier … Il ne sera certainement pas seul mais avec des blessés de la vie comme lui, avec des frères d’armes pour pouvoir se relever ensemble. Cette énergie pour sa résilience, il la puisera dans son passé, il fera preuve de volonté pour initier son départ et de courage pour affronter les épreuves au quotidien. Ce sont les deux occurrences du désir de l’homme pour Spinoza !

 

Un tel projet pour faire résilience est-ce bien raisonnable ?

Face à un tel performance, notre esprit serait surement tenté de le repousser, de le mettre à distance.  

« C’est impossible, dit la Fierté. C’est risqué, dit l’Expérience. C’est sans issue, dit la Raison.

Mais une petite voix se distingue des autres

Essayons, murmure le Cœur. »[4].

Vincent a entendu le début de cette maxime, mais il a surtout écouté son cœur. Il ira donc mais avec des frères d’armes, avec des blessés au combat parce qu’ils ont adhéré aussitôt au projet, surtout parce qu’il les fait vibrer. Cette précieuse pensée du général de Gaulle « La difficulté attire l’homme de caractère, car c’est en l’étreignant qu’il se réalise lui-même. »[5], ne semble-t-elle pas s’adresser à chacun d’eux ?

Ils ont tous pris l’avion, vers les Etats-Unis d’Amérique, vers cette folle aventure, mais ils avaient l’âme sereine et le cœur plein d’enthousiasme. Je l’avoue humblement, un passage des Psaumes résonnait fortement en moi.

« Si je traverse les ravins de la mort,

je ne crains aucun mal, car tu es avec moi

ton bâton me guide et me rassure .» [6]

Alors, qu’elle ne fût pas notre surprise de découvrir à la porte de la Vallée de la Mort, un bâton de randonnée. Il était planté là, certainement oublié ou abandonné semblant attendre le groupe qui l’a remarqué. Ce n’était qu’un simple bâton de randonneur mais qui se révéla fort utile pour marcher. En fait, c’était un bâton d’humble pèlerin, un bâton de marcheur de la vie.

 

Alors, ils ont dû agir comme des pèlerins, dans un univers hostile. Ils ont dû marcher !

L’enfant apprend à marcher avant même de parler parfois, dès son plus jeune âge. C’est une de ses toutes premières conquêtes. Pour lui, cette marche le mène d’abord à rencontrer l’altérité puis elle le place ensuite sur le lieu de sa présence au monde. Altérité et présence au monde, voilà bien ce qui conditionnent bien nos vies. C’est, à n’en pas douter, ce que recherchaient nos blessés.

Aucun n’est venu dans cette éprouvante vallée pour faire du tourisme. Certainement pas ! Un touriste papillonne, musarde. Sans véritable but à atteindre, il engramme des clichés photographiques et se repose le plus souvent dans des véhicules climatisés. Dans le pèlerinage, ce qui est important, c’est de laisser flâner ses organes des sens pour être prêt à accueillir ce qui vient[7]. Pour Pierre Bourdieu, le corps est un langage de l’identité. « Le corps fonctionne donc comme un langage par lequel, on est parlé, plutôt qu’on ne le parle, un langage de la nature où se trahit le plus caché et le plus vrai, à la fois. » [8] C’est ce qui sera progressivement accompli par ces marcheurs-pèlerins, en emportant avec eux leurs corps malgré la chaleur éprouvante, la rudesse du chemin et les plaies. Les corps fatigués ont souffert. Vincent pourrait longuement en parler. Avec la marche et les temps libres s’est amorcé une métabolisation psychique. Peu à peu, chacun a appris à poser son regard sur l’intime de son être. Dans une quasi-solitude, il a pu à se re-connaître. Progressivement, s’est amorcé un mouvement de l’intime vers l’extime, du soi pour soi à l’altérité, de l’individualisme à la reconnexion à l’autre. Puis à tous les autres. N’est-ce pas cela qu’il convient de mettre au crédit d’une reconversion vers la communauté, vers l’entreprise ?  

 

Cette aventure de groupe ne fut pas seulement une performance sportive collective ni même individuelle. Marcher dans un Univers, fût-il hostile comme la Vallée de la Mort (on retiendra l’union des deux mots Unis et de Vers), suppose de méditer personnellement la question de l’Unité et de trouver la direction à prendre pour soi. Ces deux axes de réflexion tourmentent bien des hommes dans le secret de leur être.

Avant de se confronter à la question du « vers », c’est-à-dire de la possibilité de donner du sens, il fallait que le groupe réalise son unité.

L’unité du groupe, d’abord dont Lacan disait qu’il est le plus Un, s’est construite et fortifiée jour après jour et s’est manifestée de manière éclatante à l’arrivée, à Baker. Ce qui n’était qu’un ensemble d’individus au début s’est formé en une équipe soudée. Tous ne faisaient plus qu’un si l’on veut reprendre Lacan. Mais le groupe ne doit jamais dissoudre les individualités.

L’Unité de l’Être ensuite pour chaque blessé. Elle le sera manifeste au terme du parcours malgré les longues heures de marche sous un soleil ardent. Elles ont éprouvé leurs corps, jusqu’aux doigts de Vincent. Les psychismes ont métabolisé les expériences, rendus plus fortes la volonté et le courage, ont fait exploser les engagements de pensées et le souci de soi. La métaphysique a fait le reste. L’académicien français François Cheng, reprenant les propos de Hildegarde de Bingen, rappelle que le corps (qui a souffert dans ce parcours) est bien le chantier de l’âme où l’esprit vient faire ses gammes[9]. Ainsi s’est constituée cette conscience de l’unité (ou peut-être l’intégralité) de l’être s’est réalisée tout au long de ce trajet de 309 km, pendant ce pèlerinage atypique, avec ce le long travail de burinage intérieur.

 

 

 

Domestiquer « la folle du logis »

Durant cette aventure, il y avait aussi un autre défi à relever. Il consistait à affronter le cognitif pour s’extraire de ce que les médecins appellent les « idéations délétères ». Montaigne en son temps parlait de « La folle du logis » quand le soldat d’aujourd’hui les baptise le plus souvent de « gamberge ». Sur ce chemin difficile, les marcheurs devaient apprendre à apprivoiser ce bavardage incessant de l’intime. Il n’est pas si facile de faire taire ce brouhaha assourdissant, ces ruminations centrées sur soi qui tournent en boucle dans l’esprit, le plus souvent. La marche sur plusieurs centaines de kilomètres use certainement les chaussures mais elle permet aussi de se confronter à soi, de relativiser ou de faire voler en éclat tous ces encagements limitants de pensées. Comme pour tout pèlerin, s’est alors libéré pour chacun d’entre-eux, un champ spatio-temporel de réflexion et de rumination du vécu.

 

La contemplation de la beauté pour la création du sens

La sensation physique, la souffrance acceptée sont des éléments majeurs de la conscience de soi. Ainsi, l’élaboration psychologique s’est initiée sur le parcours mais la métaphysique n’était jamais loin. Ce long travail dans l’intime s’est aussi nourri des temps de méditations. C’est d’abord la nuit, que l’observation de la voûte étoilée ouvre la voie au questionnement du sens. Ensuite, la méditation solitaire à l’aube ouvre les âmes et les esprits, jour après jour, à la contemplation de la lumière qui vient dessiner les contours du paysage. Elle œuvre surtout à l’émerveillement devant la beauté du jour naissant.

Pendant les longues marches, parce que l’effort touche parfois au sublime[10], parce que la splendeur des paysages fascine, la beauté s’exprime. Elle se révèle une nourriture nouvelle, si essentielle pour l’esprit. « L’esprit vit de ce qu’il prend, l’âme de ce qu’elle reçoit. »[11] Devant ces paysages éblouissants de beauté, le silence devient alors un allié précieux pour la métabolisation du vécu. Poser son regard sur la beauté, c’est élever la Psychè jusqu’aux plus hauts niveaux : ceux des transcendantaux de la philosophie.

 

Peu à peu, l’effort accompli réalise l’intégralité de l’Être. L’arrivée du groupe à Baker signe la fin du parcours. Pour tous, le corps a été réinvesti, l’esprit s’est apaisé et le sens s’est peu à peu élaboré.

Chaque marcheur aurait pu dire au terme du parcours : je suis (être) mon corps et non je suis (suivre) mon corps parce qu’il ne le transporte plus avec lui comme un simple outil. Ce long trajet a ainsi restauré cette précieuse unité du corps, de l’esprit et de l’âme. Chacun pourra désormais, s’il le souhaite, s’engager dans la vie avec une détermination sans faille. Pour reprendre Platon, aller dans la vie mais avec « l’âme tout-entière[12] ».

A Baker, à la sortie de cette vallée mortifère, tous ont dû faire face à un choix crucial. Après la fierté d’avoir terminé avec panache cette dure épreuve, l’heure est venue d’en sortir. C’est maintenant, au terme du parcours qu’arrive l’heure d’un choix : soit le retour au quotidien ordinaire, aux jours teintés de banalité, de ténèbres parfois, soit l’entrée dans ce qui est pressenti confusément : la vallée de la vie.

Dans ce monde-là, l’ordinaire n’y est plus banal, au contraire, il est volontairement ordonné … au sens.

Sortir de la vallée de la mort suppose de faire preuve de ce nouveau courage, d’actionner un verrou invisible placé face à eux. Si la longue marche de 309 km a initié en eux un fort désir de vivre, c’est désormais symboliquement, mais dans le secret de leurs consciences, qu’ils devront actionner ce verrou e »t le placer en position « Ouvert ». Il faut savoir sortir de ce qui est connu certes mais pour aller vers où ?

Quel sera leur choix ? Ce désert inhospitalier pour un marcheur où la mort semble l’avoir emportée donnera-t-elle la victoire à EROS contre THANATOS ?

Ce combat, Vincent l’avait amorcé bien des années auparavant, pendant son coma. Il était resté jusqu’alors sans véritable élaboration mais parvenu enfin au terme de cette aventure, il en a pris la juste mesure. . « J’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron » [13] a pu dire le poète. Vincent et ses amis ont décidés choisir la vie avec encore plus de force et ils manifesteront encore plus d’attention aux autres car cette aventure passionnante fut un travail de toute l’équipe.

Néanmoins, elle doit aussi rester aussi une expérience individuelle en apparaissant comme un haut lieu de transformation des êtres et une mise en évidence de leurs capacités.

Certains diront que ces « Ultraops » sont des gens vraiment admirables. Je le crois volontiers. Cependant, permettez-moi d’ajouter à titre personnel, qu’ils doivent surtout apparaitre, dans leurs quêtes de résilience, comme des êtres imitables. Lorsqu’il a la capacité d’agir, si chaque blessé physique ou psychique osait, il gagnerait surement à faire comme eux.

Exister c’est vivre, pleinement sentir qu’on vit et consentir à Être. Les problèmes seront souvent imprévisibles, c’est pourquoi il sera toujours important d’étayer sa construction identitaire pour se préparer à les surmonter !

Dr Gérard Chaput

Membre ULTRAOPS

Président des Sentinelles de la Nation

[1] Cynthia Fleury, Pretium doloris, Pluriel 2015

[2] Sylvain Tesson, Les chemins noirs, Gallimard, 2016

[3] Sylvain Tesson, Préface du livre Pretium doloris de Cinthia Fleury

[4] William Arthur Ward, auteur littéraire et officier des Etats Unis d’Amérique.

[5] Charles de Gaulle, Le fil de l’épée, Tempus Perrin, 2015

[6] Psaume 22

[7] Henry David THOREAU – Journal 1837-1861, Ed. Denoël, 2001

[8] Pierre Bourdieu, « Remarques provisoires sur la perception sociale du corps », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 14, 1977

[9] Hildegarde de Bingen, Scivias, Cerf, 1996

[10] Etienne Klein, L’esprit du corps, Insep, Robert Laffont, 2021

[11] Gustave Thibon, Vous serez comme des dieux [Amanda, Acte IV scène 2], p.132, Arthème Fayard, 1959)

[12] συν ολη τη ψυχη de Platon (avec toute la plénitude de l’Être, avec toutes ses puissances)

[13] Gérard de Nerval El desdichado, 1854