« Soldat, à quoi t’attendais-tu en partant au combat ? »
Si la mort est un tabou pour l’immense majorité d’entre-nous comment alors s’étonner que la simple évocation de la mort déconcerte souvent le soldat. Issu d’une société marquée par l’insouciance et le confort, il se retrouve confronté brutalement à sa propre fragilité en particulier lorsqu’il entre au combat. Ce thème, devenu presque indécent dans une époque qui valorise la vie facile et l’instantanéité, renvoie pourtant à l’essence même du métier militaire : servir la Nation, au risque de sa vie.
Mais pourquoi le soldat d’aujourd’hui semble-t-il plus vulnérable face à ces réalités que ses prédécesseurs ? L’héritage des anciens combattants resonne encore comme une apparente solidité. Les soldats des guerres passées – qu’ils aient combattu dans les tranchées de 14-18, sous l’occupation nazie, ou dans les jungles d’Indochine et d’Algérie – donnaient une impression de robustesse inébranlable. Ils étaient forgés par des conditions extrêmes et portés par une société où l’acceptation du destin, parfois même le fatalisme, étaient monnaie courante. Pourtant, cette solidité n’était souvent qu’un masque. Ces hommes, marqués par l’horreur, s’interdisaient ensuite de parler dans leur vie civile, refoulant leur douleur dans le silence.
Les générations précédentes ont vécu dans des sociétés qui, bien que conscientes du coût humain des guerres, acceptaient ce sacrifice comme une nécessité. La conscription rassemblait alors toute une population autour de l’idée du « peuple en armes ». La guerre, bien que cruelle, était une responsabilité collective.
De nos jours, le soldat moderne doit faire face à une société devenue quasi-insouciante. Aujourd’hui, la guerre a disparu de l’horizon quotidien de nos concitoyens. Depuis plus de 70 ans, hormis l’Ukraine, notre société occidentale a été épargnée par les conflits majeurs sur son sol. Cette paix relative a engendré une génération bercée par l’insouciance et des valeurs hédonistes. La quête du « tout, tout de suite », la recherche effrénée de la jouissance et du confort ont éloigné l’homme contemporain des réalités brutales du monde.
Le jeune soldat, lui-même issu de cette société, entre dans les forces armées souvent attiré par l’aventure et l’adrénaline, la camaraderie et la promesse d’un sens à sa vie. Mais, confronté à la véritable nature de la guerre, il est souvent déconnecté de ce qu’il découvre avec stupeur : un théâtre de souffrance, de chaos et de mort. Cette dissonance, entre l’idéal militaire et la réalité du combat, peut être dévastatrice chez certains et les traumatisés psychiques en particulier...
Il nous semble important de constater une préparation insuffisante aux défis de l’âme. Malgré des avancées significatives dans la formation et le soutien psychologique des militaires, l’armée elle-même reste parfois prisonnière des valeurs de performance et de technologie de notre époque. Le soldat est vu comme un « opérateur » ou un « technicien de la guerre », où l’efficacité prime sur l’humanité. Cette vision réductrice néglige l’essence profonde de l’homme : son âme, son esprit, son besoin impérieux de transcendance.
Selon l’analyse du philosophe Fabrice Hadjadj, l’homme augmenté n’est que le rêve compensatoire de l’homme diminué ! Fort de cette affirmation, nous déplorerons que le sujet métaphysique soit quasiment absent aujourd’hui des réflexions individuelles et collectives dans le monde de la défense. Il est crucial qu’il y retrouve sa place, dans un monde hanté par la souffrance et la mort.
Loin de nier la nécessité des innovations technologiques ou des entraînements rigoureux, il est essentiel de réintroduire une dimension spirituelle et existentielle dans la formation du soldat. Comprendre et accepter la mort comme une part inéluctable de l’existence humaine permet de mieux embrasser la vie. Ce n’est pas un signe de faiblesse, mais une source de force intérieure.
La Nation a une responsabilité immense envers ses soldats. Elle leur demande de protéger ses citoyens, souvent au prix de leur vie. Pourtant, elle peine le plus souvent à leur rendre hommage ou à les accompagner dans leurs blessures, qu’elles soient physiques ou psychiques. Les militaires ont besoin que la Nation leur redonne une place dans la communauté nationale, que sache reconnaître leurs sacrifices, honorer leurs morts et soutenir leurs proches.
Chaque goutte de sang versée par un soldat pour la défense de notre pays devrait être un appel au sursaut, à la solidarité et à la gratitude. Comme l’écrivait Victor Hugo :
« Ceux qui pieusement sont morts pour la Patrie
Ont droit qu’à leur cercueil la foule vienne et prie.
Entre les plus beaux noms leur nom est le plus beau. »
Notre société a ce devoir important de rendre à l’homme sa pleine humanité. Antoine de Saint-Exupéry, dans une lettre bouleversante écrite à la veille de sa mort à la Marsa, exprimait son désespoir face à une époque dénuée de sens spirituel.
« Mon Général : « Aujourd’hui, je suis profondément triste – et en profondeur. Je suis triste pour ma génération qui est vide de toute substance humaine. Qui, n’ayant connu que le bar, les mathématiques et les Bugatti comme forme de vie spirituelle, se trouve aujourd’hui dans une action strictement grégaire qui n’a plus aucune couleur. On ne sait pas le remarquer … Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif.
Ah ! Mon Général, il n’y a qu’un problème, un seul par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles. Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien ».
Il appelait à rendre aux hommes une profondeur d’âme, une quête intérieure qui élève au-delà du matériel et de l’éphémère.
Cette réflexion s’applique aussi aux militaires, qui doivent être préparés non seulement physiquement, mais aussi spirituellement, pour affronter les défis extrêmes de leur vocation.
Le soldat d’aujourd’hui, comme celui d’hier, ne doit plus être considéré comme un simple technicien de la guerre. Il est un être humain complexe, avec ses doutes, ses aspirations et ses blessures. Le reconnaître, c’est lui permettre de servir avec toute la noblesse de son engagement et surtout de retrouver, après le combat, une place digne et apaisée au sein de la société.
Dr Gérard CHAPUT
Président Les Sentinelles de la Nation